« Ce qui m’importe, c’est que le monde sache et que mes deux sœurs aient le courage de survivre. » Marwa

Chaque témoignage de Yézidis est une plongée dans l’horreur, et celui de Marwa Al Aliko, 23 ans, et de son jeune frère Farah, 15 ans, en est une de plus. Accueillis par le Land de Basse-Saxe depuis « le 23 septembre 2015« , une date à jamais gravée dans leur mémoire, la jeune femme et son frère partagent un appartement à Hanovre avec leur mère. Ils sont venus en train nous rejoindre à Herford, dans une maison remplie de réfugiés. Elle rêve d’être avocate, pour défendre les Yézidis et amener leurs bourreaux devant les tribunaux. Lui aspire à être mécanicien et ne jure que par les « SUV Audi« .

Mais quand on les interroge, c’est le passé qui les hante. Tous deux ont été kidnappés par l’Etat islamique lors de son offensive éclair en août 2014 dans le nord de l’Irak. Avec leur mère, ils ont été envoyés en Syrie, où ils ont été séparés. Farah est resté sept mois dans les mains de Daech. Marwa est devenue une esclave sexuelle, passant d’un « Abou » à un autre, avant de parvenir à s’échapper grâce à une famille sunnite de Raqqa.

Le frère enrôlé dans un camp de Daech

« Je ne sais pas où est mon père, ni deux de mes sœurs, qui avaient 15 et 16 ans quand nous avons été pris. Nous espérons qu’ils sont encore vivants« , confie Farah. « Moi, j’ai été envoyé dans un camp où ils ont essayé de nous convertir. Si nous ne le faisions pas, ils nous battaient. Ils ne tuaient pas les enfants mais frappaient avec du métal brûlant sur les doigts. Il y avait là dans ce camp 220 garçons, dont mon frère et quatre de mes cousins. »

Elevé dans les traditions d’une religion préislamique, Farah a été obligé de se convertir à l’islam des djihadistes. Il a dû lire le Coran et apprendre par cœur les manuels de l’Etat islamique (EI). Pour prouver sa bonne foi, il a dû battre son frère jusqu’à lui casser une dent.

« Ils nous ont montré comment tuer les incroyants, les kouffars« , continue-t-il, le regard baissé. « J’ai appris à tirer au pistolet et à la kalachnikov. Ils nous ont appris comment décapiter avec des mannequins en plastique. J’ai aussi appris à fabriquer des explosifs et à les placer. »

On ignore combien de jeunes garçons yézidis ont été enrôlés par l’EI. A la mi-février, une vidéo glaçante a été diffusée par le groupe djihadiste dans laquelle on voit deux jeunes yézidis affirmant venir de la région de Sinjar, s’être convertis à l’islam après avoir renié leur religion « satanique » et embarquer au volant de camions remplis de barils d’explosifs. Daech affirme qu’ils ont mené une opération suicide. Le tout était filmé par un drone.

La sœur vendue et revendue

Tandis que l’adolescent était vendu avec sa mère à un converti allemand, puis à un Arabe de nationalité allemande, sa sœur Marwa s’est retrouvée dans un hall sportif de Raqqa, où des Syriens et des étrangers venaient acheter les jeunes femmes. « Nous passions d’un homme à un autre« , raconte-t-elle. « C’est un Egyptien qui m’a achetée en premier lieu. Le prix était généralement de 20 euros. Ils disaient que le marché était rempli de filles yézidies, ce qui expliquait pourquoi le prix était si bas. »

Menaces de coups, viols et tâches ménagères étaient son lot quotidien. « Pour ne pas avoir de problèmes, je prétendais que je ne parlais pas l’arabe. Nous devions faire tout ce qu’ils demandaient sinon nous étions battues », poursuit-elle. « Pour eux, avoir une relation avec une femme yézidie, c’était la convertir. » Parfois, elle était soumise à près de dix relations sexuelles par jour.

Des larmes s’échappent de son visage. Elle serre son mouchoir entre ses doigts. Installée à l’écart dans la cuisine de la maison, elle explique pourquoi elle a décidé de parler. « Ce qui m’importe, c’est que le monde sache et que mes deux sœurs aient le courage de survivre. »

Malgré une campagne de rachat des otages par leurs familles, des organisations humanitaires ou le gouvernement régional kurde, malgré les avancées faites par l’armée irakienne contre le califat d’Abou Bakr El-Baghdadi, près de 3 800 femmes et enfants yézidis seraient toujours captifs de l’Etat islamique, estime Nareen Shammo, militante de la cause.

Le rituel du berat

Depuis les années septante, la mère de Khabat garde dans un mouchoir soigneusement fermé un peu de terre, de métal et des boules de sédiments d’une source sacrée de Lalesh, le lieu saint des Yézidis.

Cette antique tradition yézidie s’appelle le « berat » ou le « tobark ». Réfugiée en Allemagne, elle garde ce porte-bonheur comme un symbole de sa terre natale et de sa religion préislamique. « On pourrait dire que c’est comme l’eau de Lourdes – un objet sacré, ou même ingéré en cas de maladie », explique Christine Allison, experte britannique des Yézidis. En signe de respect, chaque Yézidi qui vient dans sa maison est invité à y poser son front.

« Je ne savais pas grand chose de l’Allemagne, sinon qu’il y avait une démocratie »

Les gens étaient très polis à la frontière allemande. Nous avons dit que nous étions des réfugiés. Nous avons passé vingt jours dans un camp temporaire. Des volontaires sont venus nous donner des cours d’allemand. Puis nous avons été répartis entre les différentes villes du pays.« 

Faris fait partie de ces milliers de Yézidis qui ont été accueillis par l’Allemagne à la fin de l’été 2015, dans le flux des réfugiés et migrants qui sont passés de la Turquie à l’Europe cette année-là. Il a traversé la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie, l’Autriche, enfin l’Allemagne : « A pied principalement.« 

Aujourd’hui, il est installé dans le salon d’une maison de Herford, non loin de Bielefeld en Allemagne. C’est un quartier résidentiel de classe moyenne. Au bout d’un cul-de-sac, une maison est remplie de réfugiés yézidis. C’est là qu’il raconte son histoire.

Au mur du salon, deux peintures évoquent les toits de Lalesh, le lieu saint des yézidis en Irak.

Cet ancien agent du renseignement kurde, les Asayish, aspire à poursuivre ses études en histoire, mais la première étape de son intégration est l’apprentissage de la langue allemande. Il a choisi l’Allemagne car d’autres membres de sa famille y étaient installés. L’Allemagne a en effet accueilli des milliers de Yézidis à partir des années soixante en provenance de pays comme la Turquie, la Syrie, l’Irak ou l’Arménie.

« Je ne savais pas grand chose de l’Allemagne« , nous dit-il, « sinon qu’il y avait dans ce pays une démocratie, des droits de l’homme et le respect d’autrui ».

Rembourser la rançon

Mourad, 48 ans, est plus marqué. Ancien policier irakien, il a été détenu par l’Etat islamique et doit la vie sauve à un « émir » du califat à qui il avait offert de l’eau. Il a cependant été battu et porte encore les séquelles, physiques et psychologiques, de sa détention. Il a été libéré en 2015, avec deux autres hommes, contre la somme de 150 000 dollars.

« Ma famille a demandé des prêts aux amis pour payer la rançon« , dit-il. « Aujourd’hui ces amis me demandent de rembourser parce que je suis en Allemagne… » Mais Mourad n’est pas encore retapé. Il doit subir une opération pour réparer ses épaules. Il sait que la prochaine étape est de trouver un emploi, « n’importe lequel » dit-il.

Dans l’intervalle, l’état allemand lui octroie une aide de 320 euros par mois, pour la nourriture et les vêtements.

Comme de nombreux réfugiés, Mourad espère pouvoir faire venir toute sa famille en Allemagne. Deux de ses fils se battent actuellement « dans les montagnes ». Il n’envisage d’aucune façon de revenir dans le village collectif qu’il habitait au sud de Sinjar. « Tant qu’il y aura des musulmans avec une telle idéologie« , dit-il, « j e ne reviendrai pas« .

Non seulement l’Allemagne a accueilli ces réfugiés-là, mais aussi a-t-elle mis en place un programme d’accueil pour environ 2 500 femmes et enfants yézidis traumatisés par les violences qu’ils ont subies. Lancé par le Land de Bade-Wurtemberg, avec l’aide de l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM), le programme allemand a fait venir par avion, en provenance d’Erbil, les femmes qui ont été les plus atteintes par les violences des djihadistes.

Photographies : Johanna de Tessières

Texte de Christophe Lamfalussy/ La Libre Belgique