Durant l’été 2015, les récoltes de céréales de sept exploitations agricoles du département de la Meuse ont été détruites pour cause de suspicion de pollution par des résidus de munitions toxiques de 14-18.

Selon les sources du SEDEE, 1455 millions d’obus ont été tirés rien que sur la ligne de front occidentale de la Grande Guerre. 30 à 40% d’entre eux n’ont pas explosé. Et 4,5% au moins sont toxiques.

Peu de temps après la révélation de ces faits le 17 septembre 2015 dans L’Est Républicain, le préfet de la Meuse, Jean-Michel Mougard, donnait une conférence de presse au sujet du vaste complexe de démantèlement de munitions toxiques repéré par le bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) sur une série de parcelles agricoles réparties sur le territoire des communes de Muzeray, Vaudoncourt et Loison, dans le canton de Spincourt, au Nord-Est de Verdun. C’est à la suite de ses investigations sur le site déjà connu de La Place à Gaz, en forêt de Spincourt, que le BRGM a découvert que ce lieu n’était que la partie émergée d’un « secret » de guerre bien plus chaud qu’un iceberg… L’histoire de cette clairière de 70 mètres de diamètre de terre noire était tombée dans l’oubli jusqu’à ce qu’en 2007, une équipe de scientifiques allemands de l’Université de Mayence n’explique l’absence de végétation à cet emplacement par l’incinération de 200 000 obus chimiques de la Grande Guerre en 1928. Cette première étude avait alors révélé que le sol contenait à cet endroit des taux très élevés d’arsenic, de plomb et d’autres métaux lourds issus du brûlage d’obus à arsine dits « à croix bleues ». Il fallut néanmoins attendre 2012 pour que la Préfecture de la Meuse ordonne l’interdiction d’accès au site. Les autorités semblent depuis lors avoir pris la mesure de ce problème puisque ce sont elles qui ont mandaté le Bureau de Recherches géologiques et minières pour la nouvelle étude environnementale du site.

L’élimination d’engins de guerre du premier conflit mondial n’a pas uniquement laissé ses traces chimiques dans les sols de la ligne de front, mais aussi là où les surplus de munitions avaient été stockés, non loin de leurs sites de production. C’est tout le territoire qui peut être concerné et peut-être bien au-delà.

Daniel Hubé , ingénieur au BRGM, a notamment publié en 2016 Sur les traces d’un secret enfoui. Enquête sur l’héritage toxique de la Grande Guerre , chez Broché. Il y évoque ces sites « oubliés » autour de Verdun.Daniel Hubé, an engineer at BRGM, published Sur les traces d’un secret enfoui in 2016.

Les investigations et recherches menées depuis le printemps 2014 ont débouché sur la découverte de 3 autres sites pollués dans les environs. La Place à Gaz ne correspondrait en fait qu’à la phase la plus tardive d’exploitation d’un gigantesque complexe de « désobusage » sur lequel pas moins d’1,5 millions d’obus chimiques et 30.000 obus explosifs ont été acheminés à partir de 1919. Provenant de la Meuse, de la Somme et même de Belgique, les munitions étaient « déconstruites » sur ce site industriel exploité par la société « Clere & Schwander ». Cette implantation a probablement été choisie en raison de la présence d’importants dépôts de munitions toxiques allemandes, intransportables, laissés là après l’Armistice. La présence d’une compagnie de prisonniers de Guerre stationnée à Spincourt permettait aussi de bénéficier de main d’œuvre pour ce travail dangereux.

Une partie des installations de l’époque sont encore présentes sous la végétation comme les tuyaux de grès qui étaient utilisés pour évacuer les produits toxiques. Selon Daniel Hubé, « L’élimination d’engins de guerre du premier conflit mondial n’a pas uniquement laissé ses traces chimiques dans les sols de la ligne de front, mais aussi là où les surplus de munitions avaient été stockés, non loin de leurs sites de production. C’est tout le territoire qui peut être concerné et peut-être bien au-delà. »

En juillet 2015, on m’a interdit d’exploiter 40 de mes 50 hectares de terre. Pour moi, c’était une incompréhension totale. On m’a expliqué que c’était à cause de la Première Guerre mondiale, mais je ne comprenais pas pourquoi on se préoccupait de ça maintenant , une centaine d’années plus tard

Selon Daniel Hubé, pas moins d’1,5 millions d’obus chimiques et 30.000 obus explosifs ont été acheminés sur ces terres à partir de 1919. Dépeuplé par la guerre, et déjà pauvre avant celle-ci, le département de la Meuse a pour ainsi dire servi de poubelle pour les autres régions après le conflit.

Les moissons de fer

Après la guerre, une des premières urgences pour le gouvernement français comme pour le gouvernement belge fut d’éliminer les millions d’engins dangereux qui jonchaient le sol des régions dévastées et de récupérer les matières valorisables, essentielles en cette période de reconstruction. Un travail colossal, puisqu’on estime que plus d’1 milliard d’obus conventionnels ont été tirés sur la ligne de front entre 1914 et 1918, et que 30% d’entre eux n’ont pas explosé. Il faut ajouter à ce chiffre les grenades, munitions toxiques et multiples autres engins utilisés dans cette guerre qui fut un véritable laboratoire à ciel ouvert. Après l’Armistice, le danger venait autant de ces munitions non explosées que des stocks de munitions, parfois entreposés loin de la ligne de front. Le complexe de déconstruction des munitions de Spincourt comprenait 3 sites principaux : une usine de déconstruction des obus recourant à la « neutralisation » des toxiques de guerre et à l’expulsion des explosifs à l’eau chaude pour récupérer les nitrates qui étaient retournés à l’agriculture comme engrais ; un champ d’explosion d’engins toxiques de 300 m de long ; et un autre champ où les activités d’explosion ont été arrêtées en 1920 du fait de dégâts occasionnés dans le village de Spincourt, mais aux abords duquel fut installé un ensemble d’ateliers de déconstruction et de brûlage d’engins chimiques. On ne connaît pas à ce jour la date de l’arrêt de l’activité de ce complexe, mais on sait qu’en 1926, un second centre s’est ouvert, non loin de la Place à Gaz, pour soulager le site de Spincourt-Muzeray-Vaudoncourt, devenu trop dangereux à cause de sa taille.

Isabelle Masson-Loodts , archéologue et journaliste, travaille actuellement sur la réalisation d’un documentaire vidéo de 57 minutes, qui traitera de la problématique de la pollution héritée de la guerre. Elle découvre au cours de son enquête la présence en Belgique d’autres places à gaz comme à Morhet dans la province de Luxembourg.

Il est vivement conseillé d’éviter la consommation d’eau du robinet pour les femmes enceintes ou les bébés en raison d’un taux d’ions perchlorate supérieur à la normale

Le fait que les parcelles polluées découvertes récemment soient des exploitations agricoles a poussé la préfecture de la Meuse à prendre des mesures de précaution inédites jusqu’à ce jour pour des cas de pollution liée à 14-18 : au cours des moissons 2015, les céréales ont été détruites sur pied ou broyées après récoltes broyées, et depuis l’été, le lait des vaches concernées, récolté par une coopérative laitière, est injecté dans une filière de méthanisation. La consommation des poissons des étangs et des champignons est elle aussi interdite dans ces zones. Les concentrations élevées d’arsenic, plomb, zinc, mais aussi d’autres résidus toxiques de guerre et d’explosifs (TNT et nitronaphtalènes) relevées dans les sols n’excluent pas pour autant définitivement l’exploitation de ces parcelles. Les premières analyses des productions issues de ces sols pollués montraient en effet que le blé, l’orge et le lait ne dépassaient pas les concentrations admises en dioxines, plomb et autres substances nuisibles. En décembre 2015, 89 hectares agricoles ont d’ailleurs été libérés et rendus à nouveau cultivables car selon le BRGM, « les valeurs mesurées correspondent à l’état normal de l’environnement ». Les résultats des analyses réalisées sur les 12 hectares restants n’ont à ce jour (1er octobre 2016) pas encore été rendus publics.

Le site de la Place à Gaz de Spincourt est grillagé en vertu d’un arrêté préfectoral. A droite, une maisonette longtemps utilisée par des agents forestiers. A gauche, le sol encore clairement marqué par la pollution.

Mémoire dans le gaz

Si l’Etat français a choisi de montrer qu’il prenait ce problème à bras le corps, c’est sans doute en constatant que l’ampleur du risque sanitaire que constituent ces sites pollués ne pourrait plus être ignorée longtemps. Le problème s’étend en effet bien au-delà des alentours de Verdun. Lors d’une alerte émise en 2012, déjà, l’Agence Régionale de Santé émettait l’hypothèse que le dépassement des taux admis de sels de perchlorate dans l’eau de distribution du Nord et du Pas-de-Calais s’explique par la présence dans ces régions de nombreuses munitions de la Première Guerre mondiale. Le BRGM est désormais officiellement mandaté par le Ministère de l’écologie pour réaliser un inventaire de tous les sites qui présentent les mêmes caractéristiques que ceux situés autour de Spincourt. On ne peut qu’espérer que cela pousse la Belgique à s’occuper elle aussi de cette question. Aux abords des installations de déminage du SEDEE (Service d’Enlèvement et de Destruction des Engins Explosifs de la Défense), à Poelkapelle, un champ hautement contaminé par de l’arsenic et d’autres métaux lourds continue à être exploité chaque année bien que cette pollution ait été signalée à l’OVAM (Openbare Vlaamse Afvalstoffenmaatschappij, société publique flamande de gestion des déchets) dès 2008 par le scientifique allemand Tobias Bausinger, puis à plusieurs reprises par la presse. À moins que l’on ne continue à préférer considérer, en Belgique, que la question des pollutions de guerre est une boîte de Pandore dont il vaut mieux ne pas soulever le couvercle.

Chaque année en France, ce sont donc environ quatre cent tonnes de munitions qui sont collectées par les démineurs de la Sécurité Civile qui dépend du Ministère de l’intérieur.. D’après eux, il faudrait encore 700 ans pour ramasser tout ce que les sols des anciennes zones de combat de 14-18 contiennent encore.

Un récit de 1924 dit que les vents d’Ouest amenaient des nappes de fumées empoisonnées jusqu’au village. Deux fermiers locaux sont décédés en 1925. On ne saura jamais prouver que leur mort est due à cette pollution

Les anciens champs de bataille de la Grande Guerre continuent à recracher chaque année des munitions. Les agriculteurs qui retrouvent ces munitions non explosées ont l’habitude de les mettre de côté en attendant le passage des services de déminage.

C’est l’Etat qui est responsable de cette pollution! Il nous a menti en disant que cette activité ne polluerait pas. Aujourd’hui, ça continue en nous disant que les déchets nucléaires ne représentent aucun danger

Dans son livre « Land van Shroot en Knoken », John Desreumaux estime entre le jour de l’Armistice en 1918 et 2008, les vestiges de guerre ont fait quelque 358 morts et 535 blessés en Belgique. Ces victimes sont parfois très jeunes: 143 enfants ont été impliqués dans 92 explosions, et 19 en sont morts.

Avec la collaboration d’Isabelle Masson Loodts, archéologue, historienne de l’art et journaliste spécialisée sur les questions environnementales de la Grande Guerre (www.paysagesenbataille.be)